A lire « Le syndrome du bien-être », les opinions défendues dans « Happycratie » rencontrent l’adhésion de l’auteur Carl Cederstrom. En effet, il n’a lui aussi de cesse de critiquer le discours positiviste et la manière dont les chantres du bien-être se sont emparé de cette quête pour la transformer en idéologie, et en impératif moral (1).
Avec comme conséquences l’émergence de sentiments de culpabilité et d’angoisse.
En effet « le syndrome du bien-être résulte pour une grande part de la croyance selon laquelle nous sommes des individus autonomes, forts et résolus, qui devrons nous efforcer de nous perfectionner sans relâche ».
Nouvelle obsession, il s’agit du devoir de santé avec surinvestissement du corps.
Christopher Lasc, dans le culte du narcissisme, explique que nous vivons dans un monde caractérisé par une grande solitude, un monde où nous sommes entourés d’idéaux et d’images narcissiques.
Slavoj Zizek enfonce le clou: « D’une part, les normes d’interdit symbolique sont de plus en plus remplacées par des idéaux imaginaires (de réussite sociale, de forme corporelle…), de l’autre le manque d’interdit symbolique est comblé par l’apparition de figures féroces dur surmoi. » C’est comme un coach intérieur qui n’en a jamais fini de nous rappeler nos objectifs et qui nous blâme au moindre manquement. Comment lui en vouloir, puisqu’il veut notre bien et nous conduire au plaisir. Et aussi nous permettre de correspondre au modèle tellement encensé, fût-ce ou grâce, diront certains, au remodelage de sa personnalité.
Le capitalisme promettait et amenait la sécurité, mais s’accompagnait de la perte de l’individualité et de la créativité. Le néolibéralisme promet une vie riche de sens, d’authenticité, d’expressivité. « Il ne dépend que de nous d’être positifs, productifs et ouverts au changement. »
Il nous faut écouter la sagesse de notre corps. C’est en lui que se situe le système de vérité. « La transformation du corps en système de vérité explique bien pourquoi nous sommes tant obsédés par le besoin de se défendre contre la moindre agression. »
Les experts nous désignent quels ennemis il faut cibler et tant pis si on glisse des objets aux personnes. La cigarette tue et les fumeurs sont de mauvaises personnes qui cherchent à nous empoisonner. Et de passer ainsi du registre sanitaire au registre moral.
Le bonheur et la santé sont les piliers du bien-être, des valeurs incontournables. Elles indiquent le sens, ce qui est bien ou mal. Il suffit d’endosser la responsabilité et d’en accepter les devoirs. « Chaque semaine apporte son lot de nouveaux exemples qui témoignent de la réduction du politique à une histoire de moeurs et de vie privée. La création d’un monde meilleur n’est plus une affaire de délibération publique. C’est une question de choix de vie personnels ».
Le politique se bornera à rappeler, au prix d’un investissement dans la communication, ces objectifs personnels. « En se focalisant en priorité sur la régulation des comportement sociaux, L’Etat devient l’un des principaux relais du néo-hygiénisme ambiant. Les grands discours intempestifs sur la santé et le changement de nos modes de vie finissent par occulter tous les autres débats de société qui sous-tendent pourtant des enjeux de première importance (engagement de réformes structurelles, redistribution équitable des richesses, reconnaissance des minorités, intégration de l’ensemble des citoyens au processus démocratique) ».
Selon le sociologue Bryan Turner, cité par l’auteur, « la promotion d’un mode de vie plus sain sous couvert d’élévation morale, servit surtout à discipliner la population en la faisant tendre vers un idéal de sobriété et de sportivité, de façon à limiter l’impact sur la production des problèmes de santé causés par une alimentation déraisonnable et la consommation d’alcool ».
Le souci, déjà cité, c’est que l’oubli, la transgression des règles, surtout si elles sont auto-appliquées, peuvent provoquer beaucoup de culpabilité… mais aussi un plaisir étrange. Bien des rebelles pourront vous parler du plaisir et de l’excitation liés aux expériences de transgression. Mais dans un contexte de culture du bien-être, ces expériences peuvent être interprétées comme un rappel à faire mieux, un peu comme une pénitence qui pourrait nous absoudre.
Avec tous les moyens technologiques apparus ces dernières années, nous sommes de plus en plus en mesure de nous surveiller et aussi d’être surveillés, dans l’effort déployé pour correspondre à l’être humain modèle.
Un curieux phénomène est apparu il y a une vingtaine d’années dans la communauté homosexuelle, « elle consiste à avoir des relations sexuelles non protégées, c’est le barebacking ».
Ce qui sous-tend cette sous-culture c’est « qu’elle cherche ouvertement à s’affranchir de la culture du bien-être en remettant en cause le culte de la santé parfaite… et tandis qu’ils s’opposent au diktat de la bonne santé, ils continuent à s’accrocher à leurs illusions, croyant pouvoir réussir un jour à exprimer leur moi véritable et authentique ».
Tous sont pris dans cette spirale infernale du contrôle du corps, du pouvoir de repousser les limites. « Reconnaître nos limites et notre finitude nous permettrait de prendre conscience que nous ne pourrons jamais être parfaits et tout contrôler. Vivre c’est nécessairement faire l’expérience de la douleur et de l’échec. »
(1) Le syndrome du bien-être. Carl Dederstrom et André Spicer. Ed.L’Echappée.