Les réflexions sur l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) et sur les possibilités ouvertes par la biotechnologie, ainsi que leurs conséquences sur nos sociétés, se font de plus en plus nombreuses. L’auteur de « Sapiens », Yuval Noah Harari, aborde longuement les évolutions possibles de la vie humaine dans son ouvrage « 21 leçons pour le XXIè siècle ». Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il nous met en garde quant à un accroissement inédit des inégalités.
Au cours des 2 derniers siècles, les sociétés (libérales aussi bien que communistes, démocratiques aussi bien que dictatoriales) ont investi dans les systèmes permettant de préserver la santé de la population. D’une part, les nations et empires avaient besoin d’un réservoir de travailleurs et de soldats en bonne santé, pour mener les guerres économiques et malheureusement aussi les autres. D’autre part, le souci du bien-être de la population contribuait à une pacification et un apaisement des tensions sociales.
Nous savons aussi que les gains obtenus par l’amélioration des conditions de vie et des systèmes de santé sont menacés par l’organisation économique de notre monde. La croyance à la croissance perpétuelle et l’exploitation sans limites des ressources de notre planète ont des conséquences délétères sur la santé des populations: pollutions multiples, dérèglements climatiques, santé mentale au travail, etc.
Flux et reflux des inégalités de santé?
On a pu cependant constater au cours des dernières décennies une réduction globale significative des inégalités de santé entre classes sociales, sexes et nations. Même si des inégalités manifestes et parfois considérables persistent, globalement la situation à la fin du XXè siècle était plus égalitaire qu’un siècle auparavant. On pourra regretter que ce phénomène n’ait pas été plus rapide et intense, mais on ne peut nier sa réalité.
Nous avons tous lu et entendu combien les inégalités économiques (richesse et patrimoine) se sont développées au cours des vingt dernières années de mondialisation, pour atteindre des niveaux d’une indécence inédite, puisque quelques dizaines d’individus possèdent plus que la moitié la plus pauvre de l’humanité.
Yuval Noah Harari nous dit que cette situation pourrait être bien pire encore à l’avenir. L’essor de l’IA (…) pourrait éliminer la valeur économique et le pouvoir politique de la plupart des hommes. Dans le même temps, les progrès de la biotechnologie pourraient permettre de traduire l’inégalité économique en inégalité biologique. Leur prodigieuse fortune finira par permettre aux super-riches de faire une chose qui en vaut vraiment la peine. Jusqu’ici, ils ne pouvaient acheter que des symboles de leur statut; bientôt, c’est la vie même qu’ils pourraient acheter. Si les nouveaux traitements permettant de prolonger la vie et d’augmenter les capacités physiques et cognitives se révèlent onéreux, l’humanité pourrait se trouver fracturée en castes biologiques.
Jusqu’ici, les aristocrates, les riches et les puissants pouvaient imaginer être supérieurs aux gens du peuple, par leurs capacités ou leurs talents; mais cette soi-disant supériorité n’avait rien d’objectif et reposait sur un ensemble de discriminations économiques, culturelles et législatives et sur l’aide d’un système répressif.
L’avenir pourrait cependant concrétiser et figer une forme de supériorité. Si les riches se servent de leurs capacités supérieures pour s’enrichir encore, et que leur argent supplémentaire leur permet d’acheter des corps et des cerveaux améliorés, avec le temps l’écart ne fera que se creuser. En 2100, le 1% le plus riche possèdera non seulement le gros de la richesse mondiale, mais aussi la majeure partie de la beauté, de la créativité et de la richesse. Les deux processus réunis – le génie biologique associé à l’essor de l’IA – pourraient donc aboutir à la séparation de l’humanité en une petite classe de surhommes et une sous-classe massive d’Homo Sapiens inutiles.
Une régression – voire une abolition – du souci de la santé des populations?
Yuval Noah Harari évoque le pire. Les sociétés pilotées par l’IA mettront au travail d’innombrables robots plus efficaces, plus dociles et plus sûrs que des travailleurs humains. Les robots présentent d’indéniables avantages pour la production industrielle ou la guerre: ils ne tombent pas malades, ne font pas de grossesse, n’ont pas d’états d’âme, obéissent sans fléchir à leur programmation, se remplacent aisément sans difficultés émotionnelles ou éthiques.
Un grand nombre d’humains perdront ainsi leur utilité, leur importance économique et militaire, et donc toute influence politique. L’Etat pourrait perdre au moins une partie de l’incitation à investir dans la santé, l’éducation et le bien-être. L’avenir des masses dépendra alors de la bonne volonté d’une petite élite. (…) Mais en temps de crise – comme la catastrophe climatique – il serait très tentant et facile de balancer par-dessus bord les gens superflus.
Ce scénario du pire est-il trop pessimiste, est-il définitivement écrit? Chacun se fera son opinion. Il semble cependant urgent de débattre de ces évolutions possibles, de mener une réflexion éthique et de définir un nouveau récit pour l’humanité: quelle est la place de l’homme dans la société future, comment préserver sa liberté, son bien-être et sa santé, quel sens donner à nos sociétés demain?
Yuval Noah Harari. 21 leçons pour le XXIè siècle. Edition Albin Michel.
P. Trefois