Le risque de la vie au temps du Covid-19

S’il y a bien un sujet qui nous permet de philosopher, c’est-à-dire d’appliquer une attitude critique, c’est le sujet de la pandémie mondiale de 2020.

La thérapie par la philosophie, c’est la clarification conceptuelle, c’est-à-dire le discernement, dit Claire Marin, le fait de ne pas se laisser emporter trop loin par les affects, de pouvoir mettre des mots précis sur les expériences que nous vivons, de pouvoir y voir un peu plus clair pour ne pas se laisser emporter par les angoisses qui peuvent remonter de l’intérieur, sécrétées par le confinement et l’isolement (RTBF 09/04/2020). 

On la voit qui embrasse bien des domaines, à savoir des thèmes scientifiques, sociétaux, économiques, politiques, idéologiques et moraux.

Le principe de précaution

Après quelques semaines, on peut commencer à faire le tri des questions soulevées en nous aidant de quelques commentaires relevés dans les médias.

Dans le domaine médical, entre autres, on parle souvent de prévention en évoquant le fameux principe de précaution. En rappelant que le risque zéro n’existe pas. Le virus nous oblige à considérer que le risque zéro peut être oublié et que les politiques, et nous dans leur foulée, sommes coincés dans les applications de ce principe. 

En France, l’article 5 de la charte environnementale à valeur constitutionnelle affirme que : Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution, à l’adoption de mesure provisoires et proportionnées afin d’éviter la réalisation du dommage ainsi qu’à la mise en œuvre de procédure d’évaluation des risques encourus. 

Le tout est de savoir quantifier « provisoire » et « proportionnel ». Et cela dans un champ de mines. Car au fur et à mesure que les scientifiques explorent le virus, ils nous ramènent chaque fois la même conclusion : incertitude!

Choisir en temps d’incertitude

Agir en situation d’incertitude scientifique est incompatible avec la mesure du risque et encore plus avec celle du rapport coût/bénéfice. Selon Dominique Dormont, la sur-réaction est bien consubstantielle de l’incertitude: Plus l’incertitude scientifique est grande et plus il faut agir large, quitte à réduire progressivement les précautions au fur et à mesure des connaissances (L’Express 14/09/2000).

Pour Guillaume Lachenal, la comparaison statistique avec les précédents sanitaires les plus graves n’a toutefois pas forcément de grand intérêt à ce stade. Ce qui est important, c’est l’incertitude sur l’ampleur et la durée de l’épidémie. Il y a donc à la fois une menace réelle et incertaine, qui justifie le recours à cette expression de « crise », puisque selon son étymologie grecque, elle renvoie à la décision, à l’idée qu’il faut agir, conclut-il (Libération 15/04/2020).

Nous sommes bien installés dans une crise. En effet, le mot crise dans son étymologie grecque, renvoie à la notion de décision, de nécessité de choisir. 

Il est difficile de fixer la limite de la lutte pour la vie, dit J-P Delsol, mais il est certain que le principe de précaution ne peut pas être appliqué sans limite. Lui-même exige d’être utilisé avec précaution. A défaut, faut-il faire payer aux citoyens par trop de précautions l’absence des précautions qui auraient dû être prises ? La vie est un risque et c’est son prix (Les Echos 10/04/2020).

La normalité? Quelle normalité? 

Nous avons quitté, à nouveau car ce n’est pas une première, l’état de « normalité ». 
Nous ne reviendrons pas à la normale, nous prévient Michael Foessel,  parce que la normalité était le problème. Affiché il y a quelques semaines sur un immeuble de Santiago par des opposants au gouvernement néolibéral chilien, ce slogan a tout pour convaincre.
Ce sentiment qu’il n’y a pas de hasard dans ce qui nous arrive détermine le regard que l’on porte sur le monde d’avant. Il faut toutefois reconnaître que ce monde n’avait rien de «normal» si l’on entend par ce terme une organisation sociale et politique capable de faire face à un événement grave sans revenir sur ses principes juridiques. D’état d’urgence en état d’urgence, le monde d’avant a donné plus d’une fois la preuve qu’il fonctionnait à l’exception érigée au rang de norme. Bien loin de faire rupture, la catastrophe (terroriste, financière, écologique) était peu à peu devenue le garant de sa continuité. C’est ici qu’il vaut peut-être la peine de se demander ce qui, du monde d’avant, doit être abandonné et ce qui, malgré tout, mérite d’être préservé (Nouvel Obs 2/03/2020).

Oui mais quelle normalité ? C’est la question que se posent les confinés. Avec des réponses différentes, quant à la liberté (oui mais laquelle), l’économie (oui mais laquelle), l’emploi (oui mais lequel), l’environnement (oui mais lequel), le régime démocratique (oui, mais lequel), l’organisation sociale (oui mais laquelle). 

Le gouvernement analyse le rapport coût-bénéfices et le citoyen également… mais l’analyse sera peut-être différente. C’est un des apports positifs, diront certains, de l’épidémie de permettre à certains de rappeler certaines évidences oubliées. 

Pour Michel Dupuis de l’UCL Louvain, l’épidémie de coronavirus nous rappelle que, bon gré mal gré, nous formons un corps social intime et interdépendant. Le milieu de contagion de la maladie – l’air partagé – remet en question notre représentation de la société comme une juxtaposition de corps autonomes et séparés. (…) En cela, l’épidémie a en commun avec la question du climat qu’elle nous rappelle que nous sommes tous dans le même bain et que nous ne nous en sortirons qu’ensemble. Le désir de survie éveille ainsi une forme élémentaire de conscience citoyenne. 

Dans la foulée, Michel Dupuis émet une hypothèse plus audacieuse : l’épidémie serait en train de battre en brèche une sorte de « norme digitale » universelle, qui serait en train de s’installer.   Avec le développement du numérique, nous serions en train de perdre de vue que le monde est d’abord concret, factuel. L’épidémie remet la nature au centre du jeu. Elle nous rappelle que, nous ‘esprits arrogants’, pouvons aussi mourir ‘bêtement’, de la nature.

Cela paraît un poncif, mais le rappel de notre fragilité et la sidération qui suivent sont des moments de prises de décision. 

Vulnérabilité et inégalités

La fragilité est consubstantielle de l’existence mais la vulnérabilité est réservée à certains. 
Il y a une forme de mensonge à dire aujourd’hui que nous sommes tous vulnérables, souligne Florent Guénard, que l’épidémie nous fait sentir à tous notre condition d’être fragiles, mortels etc. Ce que nous voyons, c’est au contraire l’inégalité des conditions d’existence et d’exposition. Le fait que nous soyons aujourd’hui tous confinés ne doit pas faire illusion : il n’y a pas ici une communauté d’expérience. Nous voyons bien qu’une démocratie engage bien davantage que quelques moments électoraux, et qu’il s’agit d’une manière d’être ensemble, qui garantisse nos libertés, l’égalité la plus grande entre nous et l’attention que nous devons porter à ceux qui vivent avec nous dans le même espace social (L’Opinion 14/04/2020).

Malheureusement souvent les promesses de changement économico-sociaux se délitent dans le temps.
Et ce que nous dit Naomi Klein n’incite guère à l’optimisme. Naomi Klein parle de la stratégie du choc.  La « stratégie du choc » (Ed. Actes Sud) est la stratégie politique consistant à utiliser des crises à grande échelle pour faire adopter des politiques qui aggravent systématiquement les inégalités, enrichissent les élites et dépouillent tout le monde. Dans les moments de crise, les gens ont tendance à se concentrer sur les urgences quotidiennes de survie à cette crise, quelle qu’elle soit, et ils ont tendance à faire trop confiance à ceux qui sont au pouvoir. Nous sommes un peu aveuglés dans les moments de crise.

Alors sommes-nous  à la croisée des chemins ? 

Changer de récit collectif? 

Dans « Comment tout peut s’effondrer » aux Editions du Seuil, Pablo Servigne développe ceci : La pandémie a créé une brèche dans l’imaginaire des futurs politiques, où tout semble désormais possible, le pire comme le meilleur, ce qui est à la fois angoissant et excitant. Il faut d’abord assurer une continuité des moyens d’existence des populations, tout en retrouvant une puissance des services publics du « soin » au sens large (alimentation, santé, social, équité, écologie…), ce qui peut se faire rapidement par des politiques publiques massives et coordonnées, de type création de la sécurité sociale, New Deal, plan Marshall, etc. 
Mais une politique publique forte ne garantit pas un changement profond et structurel. C’est donc le moment de tourner la page de l’idéologie de la compétitivité et de l’égoïsme institutionnalisé et d’aller vers plus de solidarité et d’entraide. Il faut aussi retrouver de l’autonomie à toutes les échelles (individuelle, locale, nationale). Bref, des principes inverses au monde actuel, globalisé, industriel et capitaliste; tout ce qui amène à revenir à la vie, à contrer une société mortifère. Les changements devront être sociaux et individuels, c’est à dire que l’enjeu est politique et spirituel. S’il manque l’une des deux faces, je pense que c’est voué à l’échec. Sans oublier le plus important, c’est un processus commun, délibératif, le plus démocratique possible. Je suis aussi persuadé qu’on va vivre une succession de chocs qui vont restructurer nos sociétés de manière assez organique. On va un peu concevoir ces transformations mais surtout les subir. La grande question est de savoir si on arrivera à s’adapter. Quand on soumet l’organisme à des chocs répétés, il se renforce à terme, sauf si les chocs sont trop rapides et trop forts; dans ce cas, il meurt

Le changement climatique et ses conséquences nous invite depuis bien des années à nous pencher sur ces questions. Sans succès. Cette pandémie suffira-t-elle à mettre en branle un changement cultuel suffisant pour lancer de nouvelles politiques ?

Il est essentiel et urgent, pour les écologistes, de changer de discours pour se faire entendre: mobiliser les gens autour d’histoires qui font rêver, proposer une vision du futur qui nous embarque souligne Cyril Dion. Susciter de la créativité, de l’enthousiasme, une envie d’agir… plutôt que du déni (Le Monde 13/04/2020).

La dissonance cognitive est à l’œuvre. Entre connaître le problème et se mettre en  action, il y a souvent un fossé. Le réflexe est souvent de refouler l’info au profit du confort. Les défenses se mettent en place. Surtout si la catastrophe est lointaine et si le changement dépend aussi des autres. 

Où est le récit mobilisateur ? Le mouvement qui pourrait naître sera-t-il relayé par les politiques, encouragé par les citoyens? Voyons déjà comment nous nous débrouillons dans cette période où il nous faut jongler avec le risque de la vie. 

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