Le bonheur obligatoire?

Et dans la ligne de la réussite, le bonheur à l’horizon…

Quand on évoque les questions de santé, de bien-être, on ne peut qu’être intéressé par un sous-titre comme : « Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies ». Il figure sur « Happycratie », un livre de E. Cabans et E. Illouz (1).

Dès l’introduction, il est dit que le film « The pursuit of Happyness » fut en 2006 un succès mondial. Le réalisateur du film expliqua que happyness était écrit avec un “y” pour rappeler à tous que vous (you) et vous seul décidez de la vie que vous menez, qu’il y va de votre responsabilité. 
A partir de cette introduction, les deux auteurs vont dérouler leur démonstration. La recherche du bonheur a pris une place très importante dans nos vies, et sûrement dans les discours traitant du bien-être. 

Et la méritocratie pointe à nouveau le bout de son nez: dans leur analyse du film, les auteurs relèvent que « si la méritocratie fonctionne, c’est parce que la persévérance et l’effort personnel sont toujours récompensés ». 

Le livre évoque longuement la place de choix que s’est taillée la psychologie positive et avec elle l’économie du bonheur. Toutes deux sont des constructions relativement récentes, datant du début du XXIe siècle. L’auteur n’aura de cesse de s’indigner du fait que « le bonheur tel qu’il est formulé n’est rien d’autre que l’esclave des valeurs imposées par la révolution culturelle néolibérale ». 

On ne s’intéresse pas à la souffrance mais aux potentialités de l’individu.
Les économistes du bonheur vont s’échiner, enquêtes et questionnaires à l’appui, à mesurer les critères objectifs du bonheur et insister pour que, désormais, les mesures économiques se traitent en unités de bonheur en oubliant les unités monétaires. 
Les psychologues du bonheur vont leur faciliter la tâche. 

« C’est dans Authentic Happiness que Seligman proposa pour la première fois sa formule du bonheur. Le bonheur, affirme-t-il est le résultat d’une prédisposition génétiquement déterminée, d’une activité intentionnelle, volontaire, visant à l’augmenter, et de circonstances l’affectant plus ou moins. La génétique compterait pour moitié, les facteurs volitifs, cognitifs et émotionnels pour 40 %. »

Un des postulats affirme que « le bonheur peut être acquis, ce n’est qu’une question de choix, de volonté, de perfectionnement de soi et de savoir faire. »
Les coachs – profession dont le succès date des mêmes années – lui disent merci. 
Le tour de passe-passe est accompli. L’individu est le roi de sa destinée. Le pouvoir est en soi. 
La carrière, la sécurité et la stabilité étaient les maîtres-mots du salariat et au-delà. Le néolibéralisme est passé et tout a changé. Finis les plans de carrière à la papa. On parle maintenant de projets. Et les chefs de projet doivent être autonomes et flexibles et prêts à la compétition.

Toujours dans les années 50, un certain Maslow a édifié la pyramide des besoins : pour atteindre l’accomplissement personnel, il fallait d’abord satisfaire un certain nombre de besoins physiologiques, émotionnels, psychologiques, relationnels. 
La nouvelle conception positiviste du bonheur nous amènerait à renverser la table, ou plutôt la pyramide. Celle-ci s’inverserait. 
« En effet les individus ont fini par se persuader qu’en travaillant sur eux-mêmes, ils surmonteraient les difficultés…un niveau élevé de bonheur faciliterait les réussites. »

L’accomplissement personnel devient le premier pas à franchir et la satisfaction des autres besoins suivra. Et l’accomplissement personnel, c’est votre optimisme, votre état de bonheur qui vous le procurera. En bref tout dépend de vous. 

Et l’entreprise c’est « un lieu privilégié, un lieu propice à l’épanouissement personnel… Les personnes se montrent plus épanouies lorsque leur rapport au travail est de l’ordre de la vocation et non de l’obligation…Comme l’a souligné M. McGee, cette notion de vocation nous vient tout droit du protestantisme et s’est pour ainsi dire sécularisée en devenant quête et réalisation du moi authentique et sert désormais, à grande échelle, d’antidote aux incertitudes anxiogènes que fait naître le nouvel ordre économique et social.  »
Les personnes responsables, autonomes, flexibles, arrimées à la culture de l’entreprise sont heureuses et font les meilleurs salariés. Tout le monde est content. Surtout certains et d’autres moins…

Le psytoyen, ou citoyen heureux et bénéficiant d’un fonctionnement optimal, doit veiller à se parer de 3 traits indispensables: l’automanagement émotionnel, l’authenticité et l’épanouissement personnel. Comment ne pas voir dans ces préceptes les clones de tous les titres qui ont inondé la communication relative au bien-être.

Ces commandements vont trouver preneurs assez facilement car, quand l’individu, d’une manière ou l’autre, rencontrera l’incomplétude, il pourra toujours s’en référer à son manque de travail personnel.
« C’est que l’idéal néolibéral de l’amélioration sans fin de soi vient parfaitement s’articuler au principe de la consommation perpétuelle… Il nous faut être toujours plus en forme, plus heureux, plus sains, en meilleure santé, d’une meilleure allure, plus sereins et plus productifs. Le marché cherche à normaliser cette obsession de l’amélioration de soi ».

Au feu, les émotions négatives, et avec elles le cortège des douleurs et autres dépressions. Une nouvelle norme est née et avec elle, un nouveau conformisme mais en gain un bonheur inextinguible. 

On s’en voudrait de ne pas citer un extrait de William James: « la méthode consistant à se détourner du mal et à ne vivre qu’à la lumière du bien est splendide tant qu’elle fonctionne… Mais elle cesse de le faire dès que surgit la mélancolie et quand bien même serait-on parfaitement imperméable à la mélancolie, il ne fait aucun doute qu’un état d’esprit uniquement tourné vers la santé ne saurait faire une doctrine philosophique, pour la simple raison que le mal qu’il refuse positivement de prendre en compte constitue une part irréfragable de la réalité, qui ne saurait être niée; et, après tout, il se pourrait même que le mal soit le meilleur accès à la signification de la vie et même le seul moyen pour nous d’accéder aux niveaux de vérité les plus profonds » (2).

(1) Edgard Cabana et Eva Illouz  Happycratie. Edit. Premier Parallèle.
(2) William James Les variétés de l’expérience religieuse. 

R. Bontemps

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