Dans la collection nouvelles mythologies – c’est tout dire -, on peut lire un livre rédigé par Benoit Heilbrunn « L’obsession du bien-être » (Editions R.Laffont).
La notion du bien-être apparaît au XIXe siècle. Ce concept devient alors, comme le note Edgard Morin, une valeur bourgeoise et prolétarienne. C’est le déploiement de la société de consommation qui fait de la quête du bien-être un style de vie, puis une injonction.
Le capitalisme et son économie s’en sont emparés pour en faire une marchandise et note encore E. Morin, ce qui est nouveau, c’est l’idée que le bien-être puisse être le fondement même de la vie. Pour ce faire on se sert également d’une confusion des mots, il faut entretenir sciemment la confusion entre les notions de plaisir, de bonheur et de bien-être.
L’essayiste P. Reiff affirme qu’après Freud, le modèle antérieur (à savoir la transcendance par l’engagement en limitant la liberté) s’effondre pour laisser la place à une nouvelle culture caractérisée par la jouissance immédiate par le refus du renoncement ou de la limite. L’être humain est confirmé dans ses illusions d’individualité et de liberté. L’homme religieux était né pour être sauvé, l’homme psychologique est né pour être heureux.
En 1762, le dictionnaire de l’Académie française enregistre l’expression « Rêver à la Suisse » pour dire avoir l’air de penser à quelque chose et ne penser à rien… Cela s’articule à une quête d’essentialité dans la poursuite du bien-être. On valorise les approximations sensorielles et on propose un équilibre basé sur l’évacuation des tensions.
La sédentarisation des hommes a permis de penser le confort de l’espace domestique. D’ailleurs, l’apparition de meubles tels que la commode (qui remplace le coffre) en est l’illustration. Le souci du corps et de prendre ses aises suivront plus tard. Le terme confort vient du latin ‘confortare’ qui signifie aide, assistance, secours. On peut parler de confort-réconfort. Le confort peut être défini comme un état de satisfaction corporelle lié à un environnement sensoriel donné.
La recherche du confort, et du bien-être est un des piliers de la société de consommation. Tocqueville dit que le goût du bien-être forme comme le trait saillant et indélébile des âges démocratiques. Le bien-être est ici conçu comme principe substantiel d’égalité. Le confort est considéré comme une garantie de paix générale. Plus encore il devient un droit lié au progrès. On peut voir dans les premiers pas de Robinson Crusöé sur son île la réinvention et l’aménagement de l’espace de vie.
La capacité des sociétés occidentales à étendre le confort à tous les domaines de la vie quotidienne devient une mesure claire de progrès. Cette justification à la fois morale et politique de la notion de confort va permettre à l’aspiration au bien-être de structurer et d’envahir l’imaginaire occidental. S’en suit une mutation anthropologique d’une société structurée autour du sens de la vue vers une société galvanisée par le sens du toucher. Au début était la vue, le marketing s’est préoccupé de se rapprocher physiquement et symboliquement des individus pour entrer dans leur intimité. La quête du bien-être est le signe d’une civilisation qui valorise l’immédiat par rapport au média, c’est-à-dire qui prend acte de la désagrégation des processus de médiation, ce qui induit une nouvelle structure spatio-temporelle réduisant le temps à l’instant et l’espace au mode des sensations propres. Elle accorde une importance capitale au toucher, qui permet une immédiateté du contact. Il s’agit de toucher les individus au sens propre et au sens figuré. On nous propose des expériences codifiées, routinières, sécurisantes à l’image du doudou idéal.
Le capitalisme s’appuie sur l’individualisation et l’infantilisation des adultes.
Dans « L’Economie sans joie », Tibor Scitowsky montrent que les Américains (mais en sommes-nous loin) ne valorisent pas la nouveauté. Cela mène à une pauvreté de l’expérience, à l’emprise du mou. C’est un état centré sur les sensations propres, symbolique d’une société égoiste et centripète. Un état psychologique qui conduit à rentrer en soi-même. L’effet « lounge » suit l’apparition du tiers-lieu qui consiste à faire que l’on se sente chez soi alors que l’on ne l’est pas. L’effet « lounge » a envahi l’espace public : espace chaleureux, atmosphère accueillante, pseudo-compagnonnage… L’auteur parle de « starbuckisation » de l’espace collectif.
Par sa nature instantanée le bien-être remet en cause la temporalité propre à la culture occidentale. En Occident, on est très préoccupé par la mesure du temps. C’est l’AT qui qui l’a fondé, avant on voyait le temps comme cyclique. Quand le temps se déploie comme un récit, l’homme fait l’histoire, il lui donne sens, d’où l’importance de la rationalité. L’idéologie du bien-être vise à basculer d’un esprit rationnel vers la vie intérieure et intuitive; le bénéfice immédiat annule toute idée de projet et nie l’idée de durée.
Vous allez vous demander comment exister dans ce monde sans récit et sans altérité : « being yourself is the coolest thing you can do » , diront certains. On a déjà vu par ailleurs que l’idéologie du bien-être ainsi comprise est essentiellement une arme d’intensification du capitalisme. En effet, les moyens de l’existence sont devenus sa fin même : la jouissance narcissique de la vie quotidienne.
Tocqueville mettait déjà en garde contre le fait que le bien-être comme unique horizon est aussi le signe d’une possible tyrannie. Car le bien-être n’incite pas au combat. Il anesthésie et l’on finit par ne plus se soucier que de la préservation de ce petit confort, en oubliant qu’il est issu d’une lutte et de l’expression d’une liberté. Quand on jouit du bien-être, c’est la peur d’être troublé qui devient dérangeante. Cette peur est dangereuse dit Tocqueville, car elle en peut que renforcer le désir d’un gouvernement autoritaire seul apte à maintenir l’ordre. Comment penser le vivre ensemble quand on est tout affairé à son moi ? Conséquences politiques apparues lors du mouvement des gilets jaunes : les revendications d’un meilleur bien-être ont mené la plupart à se reposer des questions de solidarité et de partage!