L’ascèse et son corollaire, la sobriété, ont accompagné une croyance ou une représentation cosmique et religieuse de l’ordre du monde. Une instance invitait à se conformer au bon usage du monde. La démesure était vue comme un vice, comment est-elle passée du côté de la vertu ?
Comme l’écrivait Nietzsche, « la mesure nous est étrangère, re-connaissons-le ; notre démangeaison, c’est justement la démangeaison de l’infini, de l’immense. Pareils au cavalier emporté par un coursier écumant, nous lâchons les rênes face à l’infini, nous, hommes modernes, nous, demi-barbares – et nous ne connaissons notre béatitude que là où nous sommes aussi le plus exposés au danger » (Par-delà bien et mal).
La mesure peut être entendue comme une notion véhiculée par les timides, les anxieux, les vieux. Comme une entrave amenée par d’autres qui voudraient nous priver de notre droit à l’expansion de notre être.
Un travail de titan nous attend pour introduire un peu de convivialité dans la mise en avant de la démonstration, à l’instar d’Ivan Illich, que l’austérité et la sobriété peuvent être conviviales et joyeuses.
En 1973, dans La Convivialité, il remet en cause l’élan moderne vers l’illimité : « Si nous voulons pouvoir dire quelque chose du monde futur, dessiner les contours théoriques d’une société à venir qui ne soit pas hyper-industrielle, il nous faut reconnaître l’existence d’échelles et de limites naturelles. L’équilibre de la vie se déploie dans plusieurs dimensions ; fragile et complexe, il ne transgresse pas certaines bornes. Il y a certains seuils à ne pas franchir. » Or, actuellement, « au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction. La nature est dénaturée. L’homme déraciné, castré dans sa créativité, est verrouillé dans sa capsule individuelle. La collectivité est régie par le jeu combiné d’une polarisation exacerbée et d’une spécialisation à outrance ». Afin de survivre dans un monde de plus en plus peuplé, il faut donc renoncer à la surabondance. Pour Illich, « l’homme retrouvera la joie de la sobriété et l’austérité libératrice en réapprenant à dépendre de l’autre, au lieu de se faire l’esclave de l’énergie et de la bureaucratie toute-puissante ». « Dans un monde où l’on ne peut dire “assez” que lorsque la nature cesse de fonctionner comme une mine ou une poubelle, ce qui attend l’être humain n’est pas la satisfaction mais une résignation morose », affirmait Illich. En revanche, une certaine austérité dispose à l’« humeur aimable et enjouée » en ce qu’elle fait apprécier ce qui est à notre portée.
Le consumérisme va le plus souvent à contre-courant du développement de nos facultés entre autres de socialisation. L’avidité ne nous porte guère à porter un regard bienveillant, elle nous encouragerait plutôt à percevoir le monde et les autres comme des limites, à franchir par tous les moyens.
Les penseurs et philosophes proposent plusieurs solutions.
Epicure tout en appelant à la jouissance nécessaire et assumée, recommande la modération . « Des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux »,
Il note que l’excès nous mine; pour se débarrasser des troubles intérieurs, la sobriété est la seule voie.
Les stoïciens sont encore plus explicites : « Vivre conformément à la nature », signifiera pour eux se rendre indifférent aux biens. Il faut s’entraîner à ne pas désirer. Et Epictète d’insister, les écologistes approuveraient, « la fête a une fin ».
Et après le XVIIe siècle, l’essor des sciences et des techniques suggère un progrès et un bonheur sans limites.
Même si La Fontaine émet quelques doutes dans la fable Rien de trop, il écrit : « De tous les animaux l’homme a le plus de pente / À se porter dedans l’excès. / Il faudrait faire le procès / Aux petits comme aux grands. Il n’est âme vivante / Qui ne pèche en ceci. Rien de trop est un point / Dont on parle sans cesse, et qu’on n’observe point. »
Face aux enjeux qui se dressent devant l’humanité, n’est-il pas temps d’épouser de nouveaux concepts que l’on qualifiera de contremodernité ( pour faire moins réactionnaire). Le débat est déjà lancé par certains, comment le faire percoler dans l’ensemble de la société, la question reste ouverte.
Source: Philosophies magazine 163.