A propos du mal

A l’heure où le conflit s’embrase à nouveau à nos frontières, il est intéressant de se poser à nouveau la question du mal. 

Susann Neimann , dans son livre  » penser le mal  » évoque sa méthode pour reconstruire une pensée du mal à la mesure des enjeux contemporains. Elle retrace la trajectoire de la philosophie moderne depuis les Lumières pour examiner les conceptualisations du mal. Finalement, c’est chez Emmanuel Kant et Hannah Arendt qu’elle puise ses principales inspirations pour formuler sa thèse. Pourquoi penser à ceci, direz-vous, ? En effet certains peuvent désigner à coup sûr ceux qui maintiennent le gouvernail de la terreur. De plus, diront-ils, pas besoin de se poser des questions, ce sont des barbares, des fous incontrôlables, qui n’ont rien à voir avec des êtres humains « normaux ».

Susan Neimann en revient à l’analyse de certains comportements observés dès l’enfance :  »  C’est une manière d’expérimenter notre pouvoir d’action sur le monde. Notre cerveau n’a pas fini d’évoluer avant l’âge de 25 ans, et ces comportements relèvent de phases d’apprentissage. Notre responsabilité d’adultes est précisément d’éduquer les enfants afin qu’ils soient en mesure de contrôler leur impulsivité… »

Et chez les adultes ?   » L’envie m’apparaît comme une forme du mal très commune chez les adultes. Je pense à ces conflits de voisinage qui s’enveniment, à ces gens qui minent la position d’un collègue « . 

On peut donc ainsi expliquer le mal. Oui dit-elle mais…  » On touche pourtant là à un problème délicat : quand on explique le mal, n’est-on pas en train de le justifier ? Nous voilà devant ce que les philosophes appellent une antinomie, une situation dans laquelle deux affirmations contradictoires sont également vraies. D’un côté, nous devons maintenir qu’il est important d’expliquer le mal, d’en connaître les causes – surtout pour les cas graves, les viols, les meurtres mais aussi la torture ou les génocides. C’est une tâche essentielle, parce que si nous voulons être en mesure d’éviter que le mal se reproduise à l’avenir, nous devons être capables d’agir sur ses causes, et donc les connaître. D’un autre côté, il est aussi vrai que, lorsqu’on commence à expliquer l’arrière-plan psychologique, sociologique ou historique de comportements destructeurs, on porte sur eux un jugement moins tranché, moins sévère. 

Le mal a donc une ou des causes. On peut donc le démonter et le prévenir. Elle corrige :  »  toutes les explications ne se valent pas. Certaines sont fines et permettent de prévenir le mal futur, d’autres sont massives et nous réduisent à l’impuissance. Si vous dites, comme le font parfois les psychologues évolutionnistes, que nous sommes programmés par notre ADN pour être des prédateurs, en compétition les uns avec les autres, alors vous rejetez la faute morale sur la nature humaine, et votre schéma d’explication n’est d’aucune utilité. J’ai connu quelqu’un comme cela, qui disait : ‘ Il n’y a aucun mystère du Mal, les êtres humains sont juste de la merde’.  Cette misanthropie a l’air lucide mais elle est creuse : elle n’explique pas pourquoi tout le monde ne devient pas criminel ». 

En pratique, très peu de gens se conduisent comme si l’Univers était chaotique et imprévisible. Même à un niveau modeste, au quotidien, nous nous attendons à ce que la réalité ait une certaine structure, qu’elle réponde à nos attentes. Parce que cela signifie que nous ne nous contentons pas d’observer le monde tel qu’il est, nous le comparons sans cesse à un modèle abstrait, à un ordre qui n’existe que dans notre tête. Et là commencent les problèmes. En fonction de ce que nous estimons juste dans notre conception de notre monde, les actions des autres peuvent être vues comme agressives. Les autres portent le mal en eux. Quels autres ? 

Mais la raison humaine fonctionne ainsi, Emmanuel Kant l’avait bien compris ! C’est lié au principe de raison suffisante :  » Quand quelque chose d’inattendu arrive, il doit y avoir une raison pour cela « . Si vous ne comprenez pas quelle est cette raison, si la souffrance surgit dans votre existence de façon inexplicable, vous allez basculer dans la tristesse, la dépression. Considérez un énoncé comme celui-ci :  » La planète est foutue, par conséquent il est inutile d’aider les réfugiés ukrainiens « . N’est-ce pas une manière de raisonner qui, elle, paraît folle ? N’est-il pas beaucoup plus rationnel de penser que la planète devrait continuer d’être habitable ? 

Où se situe encore notre liberté devant le déferlement du mal, et où se situe notre possibilté d’action ? 

Et Susan Neimann d’enchaîner :  » Dans un premier temps, Rousseau  établit la distinction entre les catastrophes naturelles et les événements humains, entre le mal physique et le mal moral. C’est d’ailleurs la manière dont nous voyons les choses aujourd’hui. Il n’y a pas d’intention malveillante derrière les catastrophes naturelles, elles devraient presque quitter le champ de l’éthique. Concentrons-nous plutôt sur le mal moral et sur la possibilité pour les êtres humains de s’améliorer… Je suis arrivée à la conclusion que Hannah Arendt a raison quand elle affirme que le mal est rendu possible non seulement par ceux qui le commettent de façon active, mais également par tous ceux qui s’en accommodent, qui préfèrent ne pas trop y penser « .

Elle poursuit :  » Je propose d’opposer l’amor fati de Nietzsche et l’amor mundi d’Arendt. L’amor fati – ou amour du destin – n’est pas une conception qu’on trouve uniquement chez Nietzsche. Il n’approuverait sans doute pas ces rapprochements, mais il n’est pas si éloigné de Leibniz ou de Hegel quand ils considèrent qu’il n’y a pas d’ombre sans lumière, que le monde ne peut pas être une vaste positivité, que le négatif – les guerres, par exemple – est dans un rapport dialectique avec le positif – la paix ou le progrès. L’amor mundi – ou amour du monde –, c’est le premier titre qu’avait choisi Hannah Arendt pour la Condition de l’homme moderne. Et l’amor mundi nous dit autre chose : vous devez être en mesure d’aimer le monde, non pas pour approuver les atrocités qui s’y commettent, mais précisément parce que c’est par amour du monde que vous allez vous engager afin que les forces de destruction ne l’emportent pas, que vous allez contribuer à son maintien, à sa sauvegarde « .  

Et l’autrice va plus loin :  » Mais on peut tirer une autre leçon d’Auschwitz : cet événement ne donne-t-il pas raison à Kant, qui redoute la possibilité d’un mal radical chez l’être humain ? Chez Kant, parler de mal radical – d’un mal qui est à la racine même de nos conduites, qui est premier –, c’est se retrouver devant une sorte d’abîme. Et l’on revient au point que nous évoquions pour commencer : ce mal premier, on ne peut jamais l’expliquer rationnellement. Il y a bien un vertige de ce côté-là… Cependant, chez Kant, on touche ici au mystère de la liberté : si le mal radical ne se laisse pas expliquer, c’est que la liberté humaine, dans un monde où tout devrait être déterminé par des lois universelles, est elle-même incompréhensible. Nos comportements ne sont pas prévisibles et nous commettons des actes surprenants. C’est pourquoi nous avons besoin de nous interroger sur la morale « .  

En conlusion à cet entretien, Susan Neimann revient à un sujet d’actualité, le réchauffement climatique :  »  En fait, nous savons très bien ce que nous devons faire – prendre moins souvent la voiture et l’avion, limiter notre consommation. Mais nous ne voulons pas le faire, et là nous revenons au concept de banalité du mal : il est plus commode pour nous de ne pas penser au réchauffement, de regarder ailleurs. Moi, je propose de parler de ‘prolifération’ plutôt que de ‘croissance’ Nous ne devons pas briser une logique de croissance mais mettre fin à un modèle de prolifération « .

 On en revient au sujet de la sobriété déjà explorée dans d’autres articles… 

Susann Neiman « penser le mal » (interview  dans Philosophies magazine 163)

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